Je me suis perdu, beaucoup

Lausanne

Si le Prix des écrivains vaudois récompense l’ensemble d’une œuvre, c’est surtout la poésie singulière de Ferenc Rákóczy qui a séduit le jury de cette consécration bisannuelle. Portrait d’un écorché vif, auteur, mais aussi cinéaste et psychiatre, qui voit le monde comme «un énorme animal déboulant dans mon jardin.»

Au centre, Ferenc Rákóczy, lauréat du Prix des écrivains vaudois 2017, entouré de Tiffany Jaquet et Cornélia de Preux, membres du comité de l’AVE, Maria Zaki, membre du jury, Olivier Chappuis, trésorier, Sabine Dormond, présidente et Christian Campiche, membre du jury (de g. à dr.) DR

De nombreuses personnalités, dont Isabelle Falconnier, déléguée à la politique du livre de la ville de Lausanne, étaient présentes le 25 novembre à la Fraternité pour saluer un «incroyable jongleur», selon la présidente de l’Association des écrivains vaudois (AVE), l’écrivaine Sabine Dormond. Elle retrace un impossible portrait tant l’homme est insaisissable: «Un poète-prosateur aux dons multiples… touché par la grâce des muses, et plus particulièrement Erato, Euterpe et Melponème, puisque Ferenc Rákóczy, lausannois d’adoption, excelle aussi bien dans l’art de la poésie, que de la musique et de la tragédie. Sans compter le septième art.» Depuis l’œuvre de William Thomi à titre posthume, 39 écrivains ont été honorés par ce prix créé en 1950 par AVE, Jacques Chessex, Etienne Bovard et Claire Krähenbühl, laquelle est membre du jury de cette édition 2017, avec Maria Zaki, poétesse, et Christian Campiche, journaliste et écrivain.

Imparable conscience

Dans le vaste univers de cet artiste, des vents de révolte se déploient. Une force sourd avec dérision, humour et provocation. Les armes d’une conscience peut-être léguée par son ancêtre, le prince de Hongrie et de Transylvanie François II Rákóczy, qui prit la tête de la révolte contre les Habsbourg en 1703. Ou par sa mère, militante séparatiste, qui a participé activement à la création du canton du Jura. La poésie s’est-elle imposée par contraste, pour survivre dans l’absurdité d’un monde qui lègue une ingression nucléaire à un jeune homme pour ses 18 ans? «Jusqu’où et pendant combien de temps un poème reste-t-il un jouet efficace contre la mort?», se demande l’écrivain lors d’un voyage à Tchernobyl. 32 ans plus tard, en 2007, il évoque cet événement dans «Eoliennes», un ensemble de proses et de vers qui suit le cheminement d’une réflexion sur la vie et la mémoire après la perte du sens qui agit, partout. De son œuvre «empreinte d’une dimension universelle», comme le souligne Christian Campiche, se dégage «l’idée d’une force qui aurait le pouvoir de lier et délier les choses», relevait Patrick Vallon, ex-directeur de la collection de l’Age d’Homme, à propos de son premier recueil de poèmes «Kiosque à chimères», paru en 1996.

«Des passerelles amovibles»

«Du fait de ses compétences diverses, en tant que psychiatre, auteur et cinéaste, Ferenc Rákóczy semble vouloir réaffirmer l’importance de la littérature en tant qu’activité créatrice dans sa vie, relève Maria Zaki. Et cette membre du jury de citer quelques mots du lauréat qui, pour la poétesse, nous renseignent sur la note centrale, le «noyau» de toute son œuvre: «Le poète dépend du monde comme la fleur de sa tige. Il passe sa vie à chercher l’équilibre, à répartir son poids, et c’est de cet exercice de jongleur que naissent les images, ces passerelles amovibles jetées au-dessus de l’abîme.»


«Je vis en permanence sur le fil du rasoir»

Deux questions à Ferenc Rákóczy

Qu’est-ce qui a changé depuis l’écriture de votre premier poème en 1981?

> La moitié d’une vie a passé, je me suis enrichi, trouvé un peu, perdu beaucoup, j’ai pris des coups aussi, et j’ai bien-sûr acquis une certaine connaissance de moi-même qui m’aide à trouver plus facilement le poème quand ce n’est pas lui qui me trouve. Mais j’ai le plus souvent la sensation étrange que rien n’a changé, le monde déboule comme un énorme animal dans mon jardin, et je demeure en son centre, ébahi, amusé, et par moments atterré de le voir si aveugle, si glouton.

Ecrivain du matin, du soir, tout le temps, plutôt méthodique, impulsif, perfectionniste?

> Comme je vis en permanence sur le fil du rasoir, je dois dire que le temps de l’écriture, c’est plutôt la nuit. C’est un moment très agréable, je veille, je réfléchis, des choses importantes bougent autour de moi, en moi. Cela posé, dans ma tête «ça s’écrit» pour ainsi dire à chaque minute, car aussi loin que je me souvienne, il y a toujours eu un poème en train de germer, prendre corps en moi, un peu comme un programme qui tournerait en parallèle, codant quelque chose d’essentiel, à mon insu, un bout de mémoire, un tissu de sensations éparses, ou un bruit qui est à la fois celui de la langue et celui de la réalité. Cela peut prendre des semaines, des mois, parfois des années, et soudain c’est là, je le sens comme une boule chaude, cela vient d’une traite et se couche tout seul sur le papier. Pour ce qui est de la prose, c’est tout le contraire: je n’ai jamais souffert de reprendre un texte, il peut y avoir jusqu’à une vingtaine de réécritures, je perçois cette mise en perspective comme la nécessaire mise à l’épreuve du temps. À une époque où tout doit se faire tout de suite, c’est un luxe de pouvoir explorer un territoire verbal sans se presser.

Pour vous les mots sont…

> Des animalcules, des pierres vivantes, des morceaux du monde inventés par l’homme pour lui faire croire qu’il aurait pu être l’égal des dieux.

SPONSORS: